Couverture de Jules Romains, Knock ou le triomphe de la médecine, 1923.
Aujourd’hui, le tensiomètre fait partie intégrante de notre vie. Lors de la visite chez le médecin, la prise de tension nous semble être un contrôle anodin, mais cet usage ne date que du début du XXe siècle. Avant que celle-ci ne devienne une pratique courante, la maladie que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’hypertension n’avait pas la même importance.
Comment mesurait-on le flux sanguin dans les siècles précédents ? A l’époque des Lumières, les malades sont soignés par la saignée et l’état du malade est observé en lui tâtant le pouls. De nombreuses recherches sont menées à ce sujet, notamment par Jean Fernel, qui découvre au XVIe siècle que le pouls est synchronisé avec la contraction des ventricules du coeur et, un siècle plus tard, par William Harvey, qui théorise la circulation sanguine. Jusqu’au XIXe siècle, la pratique du diagnostic repose essentiellement sur les sens des médecins, les mesures et les chiffres étant peu utilisés. La prise de pouls est alors un art, importé de Chine notamment utilisé pour déterminer les affections de la structure interne des personnes, ainsi que les flux d’énergie. La médecine chinoise compte douze pouls différents et, bien que la prise de pouls soit très importante dans la médecine occidentale, les médecins utilisent principalement celui au poignet auquel de nombreux traités sont uniquement consacrés. De « beaux » adjectifs tels que « rapide et fort » sont utilisés pour qualifier le pouls indiquant les pulsations cardiaques ; c’est un jugement qualitatif qui prime sur les données quantitatives pour les praticiens peu accoutumés comme nous le sommes à compter les pulsations. Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que les médecins cherchent à obtenir des données chiffrées pour améliorer les diagnostics.
Quant à l’objet lui-même, le tensiomètre que nous connaissons aujourd’hui est l’aboutissement de plus d’un siècle de travaux de médecins, mais aussi d’ingénieurs et de scientifiques. Son ancêtre est le manomètre, inventé par Jean Poiseuille en 1828 : il s’agit d’un tube en forme de U avec une graduation précise, grâce à un niveau au mercure. L’appareil, appelé hémodynamomètre, est relié à une artère et permet de voir si la tension augmente à l’expiration, puis diminue à l’inspiration. C’est le premier appareil qui mesure la pression artérielle. Il est amélioré en 1846 par Karl Ludwig et devient le kymographion. C’est la même base, à laquelle est ajouté un petit stylet adapté à l’appareil. Ce stylet monte et descend sous l’impulsion des mouvements du sang, gravant sur du papier la courbe de pression artérielle.
Mais cette invention n'est pas utilisable sur l’Homme car il faut ouvrir une artère pour y mettre le manomètre, ce qui est infaisable sur des malades affaiblis. D’autres médecins du XIXe siècle se sont penchés sur cet objet, comme Étienne Jules Marey, connu également pour son étude méthodique de la « machine animale », Pierre Potain ou encore Victor Basch. Ce dernier invente le sphygmomanomètre, composé d’une poche élastique reliée à un manomètre, qu’il suffit d’appliquer contre l’artère du poignet. Vers les années 1870, le sphygmomanomètre commence à être utilisé dans les hôpitaux. L’Italien Riva Rocci crée en 1896 le brassard que l’on passe autour du bras et que nous connaissons aujourd’hui. C’est le premier vrai tensiomètre, néanmoins les mesures qu’il permet ne sont pas précises. En 1905, Nicolaï Korotkoff achève de perfectionner l’instrument. Le tensiomètre apparaît comme une révolution à cette époque alors qu’il est le fruit d’une longue histoire faite de tâtonnements et d’avancées techniques réduites.
Mais, une révolution dans quel but ? Car bien qu’il ait été inventé, les hommes n’en ont pas encore d’usage. Les médecins cherchent d’abord dans les maladies déjà connues, celles susceptibles de faire varier les chiffres du tensiomètre. C’est surtout la médecine d’assurance sur la vie qui va trouver la solution. Dans les années 1915-1917, les compagnies d’assurance-vie aux États-Unis vont être les premières à présenter l’hypertension artérielle comme un facteur de risque cardiovasculaire important. Cette avancée va de pair avec la réflexion des assurances sur la probabilité de vie des individus et une évaluation du temps qui reste à vivre à chaque assuré. L’usage de cet objet ancien est donc lié à une transformation sociale plus qu’à une innovation technique.
John Fischer, le directeur médical de la Northwestern Mutual Life Insurance Company, s’intéresse le premier à la mesure tensionnelle pour l’examen des postulants d’assurance sur la vie au début des années 1900. En 1907, il commence à mesurer la pression artérielle systolique des postulants âgés de 40 à 60 ans. En 1913, 85 % des clients de sa compagnie avaient subi une mesure tensionnelle. Mais les relations entre la pression artérielle et les risques cardiovasculaires n’étaient pas véritablement établies. Comme aucune étude d’ampleur n’avait été effectuée auparavant, les compagnies d’assurances ont dû créer leurs propres statistiques et se sont rendu compte que la pression artérielle était un indicateur prédictif de la longévité humaine.
C’est alors que le tensiomètre vint ajouter à la longue liste des risques médicaux l’hypertension et révéla à de nombreuses personnes se sentant en bonne santé qu’elles étaient malades ! N’est-ce pas ce qu’avait prévu en 1923 le célèbre docteur Knock dans Le Triomphe de la médecine ?
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Obésité- Lit- Speculum
Références :
Nicolas Postel-Vinay, Pierre Corvol, Le retour du Dr Knock, essai sur le risque cardiovasculaire, Odile Jacob, 2000.
Jean-Paul Gaudillière, La médecine et les sciences, XIXe-XXe siècles, Repères, 2008.
Pour citer cet article : Océane Maudet, "Tensiomètre" dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans université, 2021.