Scène de sacrifice, cratère à figures rouges (détail), v. 430–420 av. J.-C., découvert à Athènes. Coll. Musée du Louvre.
Si le terme végétarisme est né au XIXe siècle, il serait erroné de penser qu’avant cette période il n’y avait pas de végétariens, c’est-à-dire des personnes qui refusent volontairement de consommer un animal. Car c’est bien cette notion de refus qui est au cœur de la pratique et qui est l’essence de l’abstinence de chair animale. On ne saurait en effet confondre « manger végétarien » et « être végétarien », le premier signifiant une pratique généralement plus intermittente et passive, alors que la seconde relève d’un choix raisonné et réfléchi.
Déjà dans l’Antiquité grecque, des philosophes témoignent de leur volonté de se positionner contre la consommation de viande. Bien que les arguments soient variés et qu’ils évoluent au fil des siècles, la réflexion se construit autour d’un souci pour la santé étroitement lié à l’ascèse. Celle-ci prend forme avec le développement de la médecine hippocratique au Ve siècle av. n.è. et particulièrement la diaita c’est-à-dire un régime de vie dont le but est aussi bien préventif que thérapeutique et qui, adapté à un individu, lui assure la santé. L’ascèse du philosophe se construit sur un mode de vie simple qui passe notamment par une alimentation frugale c’est-à-dire constituée de produits nécessaires, répondant aux seuls besoins biologiques du corps et nécessitant peu de préparation. Or, le produit carné (viande ou poisson) est considéré comme un aliment superficiel qui nécessite d’être préparé longuement et agrémenté pour être consommable. Lourd à digérer, il sollicite le corps au détriment de l’âme, et nuit ainsi à l’activité philosophique.
Si l’ascèse, notamment alimentaire, permet au philosophe de s’affirmer et d’expliquer un certain refus de la nourriture carnée, elle n’est pas le seul argument menant au végétarisme. Il serait en effet réducteur de penser que tous les philosophes antiques étaient végétariens, du fait de leur vie frugale. À en croire les sources littéraires, il semble même qu’il y ait eu des tensions entre les pratiquants et les non pratiquants de ce régime, et cette opposition prend forme notamment dans les divergences autour du rapport que l’homme doit entretenir avec l’animal. Pour Plutarque (46-125), l’animal est doué de sensations et éprouve aussi bien la crainte, la douleur et tous les autres sentiments que ressent l’homme. Considérant, dans la continuité de la tradition philosophique, que la consommation de viande n’est pas nécessaire pour répondre aux besoins biologiques du corps et surtout que la constitution de l’homme n’y est pas adaptée, Plutarque voit en la mise à mort d’un animal un acte cruel manifestant un goût pervers pour le sang et pratiqué uniquement pour le plaisir du palais. Or constatant, avec regrets, que l’homme a pris l’habitude de consommer de la viande et qu’il est difficile de revenir sur cette pratique qu’il qualifie de « contre-nature devenu nature », Plutarque adopte une position médiane, recommandant de consommer peu de viande, tout en faisant preuve de bonté lors de l’abattage d’un animal et de ne pas en tirer un quelconque plaisir.
Que ce soit la frugalité ou la question animale, ces arguments perdurent et construisent le traité de l’abstinence rédigé au IIIe s. par Porphyre dans lequel il défend le végétarisme, régime alimentaire qui ne s’adresse qu’au vrai philosophe, c’est-à-dire au contemplatif. Souhaitant prouver que l’alimentation carnée est nuisible à cette catégorie, Porphyre mène une longue réflexion sur la piété et de fait sur la société. En Grèce ancienne, les dieux sont honorés par des sacrifices c’est-à-dire des offrandes végétales ou animales. Dans le cas des sacrifices d’animaux, certains sont suivis de la consommation des chairs des animaux abattus. Pour Porphyre, honorer les dieux de cette façon est inconcevable. Seuls des hommes qui se détournent de la vraie piété en suivant les lois de la cité ont recours au sacrifice sanglant. Or le vrai philosophe doit suivre la loi divine et honorer la divinité par un sacrifice spirituel. Néanmoins, cette loi divine n’étant réservée qu’à cette petite catégorie de personnes, les autres peuvent suivre une voie intermédiaire qu’est la loi naturelle en honorant les dieux par des offrandes végétales.
Qu’il s’agisse de l’ascétisme, de l’animal ou de la piété, tous les arguments invoqués par les végétariens sont finalement liés à une absence d’incorporation, c’est-à-dire qu’ils s’affirment par les valeurs contraires à ce que la viande incarne pour eux, à savoir la frugalité, la douceur et la piété. Ainsi s’intéresser aux végétariens dans l’Antiquité permet non seulement de comprendre comment ils se représentaient le monde, leur rapport à l’animal et à l’homme mais également comment ils voyaient la société et s’y situaient. Le végétarisme n’est pas un simple choix alimentaire, mais étudié comme objet d’histoire, il fait ressurgir les contextes politiques et sociaux dans lesquels il prend forme, et ce à n’importe quelle période.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Végétarisme - Naturisme - Outremangeurs Anonymes - Podcast :Manger de la viande, est-ce civique ?
Références :
Alexandra Kovacs, Refuser la nourriture carnée. Végétarisme et pratiques civiques en Grèce ancienne, Ausonius, 2022.
Colin Spencer, The Heretic’s Feast. A History of Vegetarianism, University Press of New England, 1995.
Pour citer cet article : Alexandra Kovacs, “Végétariens”, dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.