George Cruickshank (1792-1878), DECEMBER - A Swallow at Christmas, 1841.
Créés en 1961 aux États-Unis, les Overeaters Anonymous ou Outremangeurs Anonymes (OA) sont des groupes de parole réunissant, sans médiation médicale, des personnes souffrant de troubles alimentaires. Officiellement formés par leur fondatrice Rozanne S., elle-même atteinte de compulsions alimentaires, les groupes se construisent sur le modèle des Alcooliques Anonymes constitués dans les années 1930. Organisés autour de cadres juridiques et symboliques concrets - les Douze Étapes, les Douze Traditions -, les OA se développent progressivement aux États-Unis, palliant le manque d’une réponse médicale spécialisée et unifiée, pour une problématique considérée alors comme essentiellement féminine. Ils atteignent plus de vingt et un points de rassemblement en août 1962, à ce moment-là répartis sur trois États américains. Estimés à plus de 54 000 membres au niveau mondial en 2012 par le bureau international des OA, ils représentent aujourd’hui une véritable association transnationale regroupant des individus souffrant de boulimie, d’anorexie ou encore d’hyperphagie dans plus de soixante-quinze pays. En France, ils s’importent en 1983, par l’intermédiaire de passeuses culturelles, véritables leader.es charismatiques aux trajectoires biographiques proches de celle de la fondatrice, et compte vingt-six groupes de réunion en 2019.
Offre thérapeutique alternative, les Outremangeurs Anonymes se font l’écho de voix traditionnellement passées sous silence, celles de personnes mal dans leur chair, obsédées par la nourriture et le poids de leur corps, qu’elles soient médicalement diagnostiquées ou non. Leur proposition de rétablissement, aux racines évangéliques, s’élabore autour du principe de responsabilité individuelle. Elle relève d’un engagement communautaire respectueux de la Tradition qui vise à contraindre les pratiques déviantes. Le groupe de pairs comme espace de repli face aux effets de la maladie constitue l’outil coercitif permettant d’instaurer des relations fondées sur la surveillance, l’identification ou encore le soutien mutuel. C’est par le biais de cet enveloppement communautaire, au sein de ce nouveau réseau de sociabilité, que le membre OA parvient à corriger ses comportements considérés comme déviants.
L’engagement au sein de cette communauté “d’égaux“ se traduit par une reconversion spirituelle et pratique qui transforme les représentations ainsi que les modes de vie des individus. Le membre est en effet soumis à une double contrainte, celle de devoir œuvrer à son rétablissement pour se détourner de sa déviance, tout en restant fidèle au groupe qui le ramène constamment à sa condition de malade. Le rétablissement par le salut de l’âme exclut paradoxalement l’éventualité d’une guérison. Privé de salut en dehors de la communauté, le membre doit perpétuellement poursuivre la croisade morale d’expansion du mouvement.
Ouverts à tous, les OA parviennent à capter une population résiduelle de « sans solution » thérapeutique, placée en marge de la prise en charge institutionnelle. Présentant une population hétérogène, ils connaissent dans leurs rangs des situations d’isolement social, voire de désaffiliation. En rupture avec les catégories administratives et médicales, certains membres se positionnent du point de vue des politiques publiques en « non-demande sociale ». Cependant, malgré cette mise à l’écart, les groupes adoptent une posture de contre-expertise, à la fois critique du savoir des médecins manquant de considération pour la parole des malades mais aussi interprète d’une certaine vérité médicale. En tant qu’offre thérapeutique existant parmi une multitude de réponses (des entreprises lucratives de régimes aux médecins spécialisés), ils se développent paradoxalement « à côté » des institutions y puisant des ressources, tout en reniant certains principes. Ils entretiennent un rapport ambigu à la fois contre et avec les représentations légitimes.
Les groupes de parole remplissent finalement une triple fonction. En tant que groupes thérapeutiques, ils promettent un rétablissement, même s’il est associé à la distribution de biens de salut. S’ils instaurent un cadre coercitif visant à endiguer les troubles alimentaires, ils imposent des normes et des représentations religieuses contraires aux approches privilégiées par les institutions de santé. Ensuite, véritable communauté sociale, ils offrent à chacun des adhérents la possibilité de se réaliser socialement en leur sein, de finalement “trouver leur place“. Enfin, comme espace de mobilisation, les groupes sont le lieu de revendication de la légitimité de leur savoir collectif. Revendiquant une expertise profane, les OA sont représentatifs d’une forme d’activisme thérapeutique, que l’on peut qualifier, en France, de basse intensité et correspondent aux logiques d’émergence d’une nouvelle représentation du malade.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Obésité- Végétarisme- Sucre
Références :
Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’obésité, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
Juliette Froger-Lefebvre, « Les voix du rétablissement ». Sociologie politique des groupes de parole, le cas des Outremangeurs Anonymes, thèse pour le doctorat de science politique, réalisée sous la direction de Pascale Laborier à l’Université Paris Nanterre, 2020.
Pour citer cet article : Juliette Froger-Lefebvre, "Outremangeurs Anonymes", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.