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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Anorexie

L’encadrement médical de l’anorexie répond à des enjeux politiques et scientifiques de normalisation de la puberté.Cas de Julie R. rapporté par Brissard E. et Souques A. © « Délire de maigreur chez une hystérique », Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière. Clinique des Maladies du Système Nerveux, 1894. Gallica, BNF.

   L’encadrement médical de l’anorexie répond à des enjeux politiques et scientifiques de normalisation de la puberté.

 

   Sous l’effet de la sécularisation des sociétés européennes, la restriction volontaire de nourriture cesse dès la fin du XIXe siècle d’être principalement interprétée comme la manifestation d’une ferveur religieuse. D’un côté, la maigreur féminine s’impose comme un signe de prestige social. De l’autre, elle est considérée par la psychiatrie, alors en plein essor, comme un signe clinique d’une pathologie mentale. Le clinicien britannique William Gull présente ainsi à partir 1868 plusieurs cas de jeunes femmes atteintes de ce qu’il nomme « anorexie nerveuse », et le psychiatre français E.-C. Lasègue publie en 1873 dans les Archives Générales de Médecine, une description clinique de «  l’anorexie hystérique  » qu’il définit comme « une des formes de l’hystérie à foyer gastrique ». Ces travaux inaugurent un intérêt croissant porté par une partie du monde médical et scientifique français pour l’anorexie.

 

   Sous-tendus par des enjeux démographiques et politiques de lutte contre la tuberculose et la mortalité infantile, le système digestif et les manifestations de ses troubles représentent au tournant du XXe siècle un objet d’investigation médicale majeur. Les physiologistes diffusent un ensemble de prescriptions alimentaires et de normes nutritionnelles relatives aux corps infantiles et féminins. Dans les revues médicales et les écrits scientifiques, la majorité des médecins s’accordent à définir l’anorexie comme une perte d’appétit « volontaire ». Cette « volonté » marquée par un « refus systématique d’alimentation » est présentée comme un critère de distinction entre une anorexie « vraie » ou « primaire », et les anorexies « secondaires » résultant d’une affection gastrique. Principalement décrite à partir de cas féminins, l’anorexie est finalement définie comme un trouble propre à l’adolescence et à la jeunesse, dont l’apparition coïncide des premiers signes pubertaires. En reprenant les premiers travaux cliniques sur l’anorexie « hystérique », Debove décrit ainsi dans L’Aide-mémoire thérapeutique (1908) « l’anorexie nerveuse vraie » comme une « psychopathologie frappant plutôt les sujets de 15 à 20 ans (surtout les filles) ».

 

   D’abord qualifiée comme un symptôme puis une forme d’hystérie, l’anorexie et ses critères diagnostics s’articulent ensuite à de nouvelles catégories de santé relatives à la population adolescente et aux jeunes femmes. Durant les premières décennies du XXe siècle, le clergé catholique et les laïcs se disputent l’encadrement de la jeunesse. L’âge, associé au genre et à la classe sociale, constitue, dans la troisième République, un outil d’administration de la population. La puberté est présentée, dans la presse médicale et généraliste ainsi que dans les ouvrages portant sur l’hygiène et l’éducation des jeunes filles, comme une période particulièrement dangereuse qui requiert une certaine surveillance de la part des parents et des éducateurs. L’idée selon laquelle les adolescentes seraient particulièrement enclines à développer des troubles mentaux et nerveux justifie la généralisation d’instruments médicaux de contrôle et de mesure des corps, et ceci au-delà du seul domaine médical.

 

   Dans ce contexte, le diagnostic d’anorexie est discuté à partir d’une cartographie anthropométrique (taille/poids, mensurations, photographies) et d’un examen clinique des signes pubertaires féminins (menstrues, pilosité). Bien que l’anorexie soit qualifiée de multiples manières par les médecins (« juvénile », « mentale », « adolescente »), ces derniers la considèrent comme un trouble curable et la caractérisent par une inadéquation corporelle entre l’âge chronologique des patientes et les normes biologiques associées à cet âge. Par exemple, dans son article portant sur « L’anorexie mentale ou psychique » publié en 1935 dans le journal médical La Pédiatrie Pratique, le médecin Nobécourt rapporte le cas de Simone, une jeune femme de 18 ans atteinte d’anorexie, qui mesure « 160 cm au lieu de 155 cm » et pèse « 38 kg 300 au lieu de 58 kg ». La malade présente selon lui « une taille adulte » et une « réduction pondérale de 33 % ». 

 

   La prise en charge médicale vise alors à faire atteindre à la patiente un ratio âge/taille/poids jugé « normal ». Pour cela, l’isolement est vivement plébiscité dès les premiers diagnostics d’anorexie par les aliénistes puis par les psychiatres. Face à certaines jeunes femmes qui refusent de se nourrir de manière prolongée, les médecins ont recours à l’alimentation forcée par sonde gastrique. À partir des années 1900, les isolements ont majoritairement lieu en dehors des asiles d’aliénés, au profit des cliniques privées et maisons de santé dédiées aux maladies nerveuses et à une clientèle plus aisée. En permettant une surveillance médicale accrue ainsi qu’un éloignement du milieu familial souvent présenté comme pathogène, l’isolement vise ainsi à normaliser les comportements alimentaires. La prise d’embonpoint, ainsi que l’arrivée ou le retour des menstrues dans les cas d’aménorrhée, s’impose comme des critères cliniques attestant d’un certain développement corporel pubertaire, et ainsi de la guérison des patientes.



Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Outremangeurs Anonymes - Obésité - Sucre

Elsie Mégret – Doctorante à l’université de Strasbourg

Références

Darmon M., « Chapitre I. Partir d’un diagnostic – 1. Un détour par le XIXe siècle : enjeux historiques », Devenir anorexique : une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2008, pp.17-35.

Thiercé, A., Histoire de l’adolescence (1850- 1914), Paris, Belin, 1999, 334 p.

 

Pour citer cet article : Elsie Mégret, “Anorexie”, dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.

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