Au XVIe siècle, un organe jusque-là oublié des premiers traités anatomiques ressurgit dans les écrits médicaux grâce à la Renaissance et aux textes antiques : le clitoris. Avec lui se développe la peur de la sexualité féminine autonome, qui ne reposerait pas sur une pénétration vaginale par un homme. Cette angoisse se retrouve dans la figure de la « tribade », qui ré-émerge aussi à cette période. La tribade est censée être une femme au clitoris gonflé et allant jusqu’à la taille d’un petit pénis dont elle se servirait pour pénétrer d’autres femmes. Si la tribade se retrouve dans des traités médicaux connus du début du XVIIe siècle – comme le Discours sur les hermaphrodites de Jean Riolan, publié en 1614 – il faut attendre la fin de ce siècle, et surtout le XVIIIe siècle pour que cette figure soit reprise par une majorité de discours médicaux. C’est donc le siècle des Lumières qui solidifie cette confusion entre lesbianisme et intersexuation, notamment dans les discours sur les « hermaphrodites » qui sont très largement associés dans les textes médicaux aux tribades.
Cette idée de la dangerosité des personnes ayant des attributs sexuels différents de la norme se retrouve jusque dans la vie quotidienne : au milieu du XVIIIe siècle, plusieurs personnes sont ainsi arrêtées pour tribadisme puis relâchées après un examen médical qui détermine qu’elles sont bien conformes physiquement aux normes binaires.
C'est aussi le cas dans bien d’autres écrits médicaux qui refusent l’existence d’une attirance ou de rapports sexuels entre deux femmes si l’une des deux n’a pas de clitoris hypertrophié. Ainsi, Barthélémy Saviard, un chirurgien renommé du début du XVIIIe siècle, refuse de croire sa patiente Marguerite Malaure quand elle lui dit avoir eu « commerce avec des femmes » en raison de la taille de son clitoris. Pour ces médecins, la sexualité ne peut ainsi se faire que sur un modèle cishétérosexuel de pénétration.
Cependant, ce n’est pas le cas de tous, et parallèlement à ce modèle se construit une autre pathologisation du lesbianisme dans le discours médical, qui n’implique pas forcément la pénétration, mais plutôt la masturbation. Cette idée naît au milieu du XVIIIe siècle avec l’apparition de la littérature anti-masturbation comme le traité du médecin Samuel Tissot, L’onanisme, publié en 1760. Le lesbianisme est alors vu comme une maladie potentiellement contagieuse, qui se transmet par la masturbation, soit individuelle, soit mutuelle. Il s’inscrit alors dans une dynamique plus générale de pathologisation du corps des femmes. C’est surtout au XIXe siècle que cette idée va se développer, et on trouve ainsi nombre de traités médicaux qui déplorent l’état moral de lieux comme les prisons, considérées haut lieu de propagation de ce qui est alors appelé « clitorisme », « lesbianisme » mais aussi toujours « tribadisme. »
En effet, au XIXe siècle certains médecins pensent que la masturbation peut être une cause de croissance du clitoris et la confusion entre personnes intersexes et lesbiennes continue, mais de façon moindre et moins consensuelle qu’elle avait pu l’être au XVIIIe siècle.
Surtout, les hygiénistes soulignent une idée qui avait été ébauchée au XVIIIe siècle mais qui prend toute sa force au siècle suivant : ce sont surtout les classes populaires et en particulier les prostituées qui sont la cause de cette pathologie morale. La contagion du lesbianisme prend alors toute son ampleur et son horreur et se répercute dans la littérature.
À la fin du XIXe siècle, les vues médicales sur les lesbiennes oscillent donc entre stigmatisation biologique (de leur corps) et sociale (de leur comportement). C’est dans ce contexte qu’arrivent en France les théories allemandes sur l’homosexualité. Ce mot est employé pour la première fois en 1869 par Károly Mária Kertbeny dans un pamphlet anonyme en allemand, et s’inscrit dans le mouvement naissant de la sexologie. Des notions comme celle de l’inversion continuent de mêler appartenance de genre et sexualité, en postulant dans le cas des lesbiennes que seules les femmes dont les caractéristiques genrées sont « inversées » – et donc considérées comme masculines – peuvent éprouver de l’attirance pour d’autres femmes. De la même façon, les lesbiennes continuent d’être considérées de façon pathologique, même si la maladie n’est plus physique mais bien mentale.
Cette nouvelle discipline médicale construit ainsi les fondements de l’homophobie et d’une lesbophobie institutionnalisées qui se développent au XXe siècle et qui reposent sur une vision médicalisée de ces sexualités. Cette dernière s’appuie donc sur une histoire fournie où le lesbianisme a longtemps été fortement lié à une pathologie aux stigmates physiques comme moraux ou mentaux.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Clitoris - Jorgensen - Hymen - Ambroise Tardieu
Références :
Gretchen Schultz, Sapphic fathers: discourses of same-sex desire from nineteenth-century France, Toronto, University of Toronto press, 2015.
Elizabeth Susan Wahl, Invisible Relations: Representations of Female Intimacy in the Age of Enlightenment, Stanford University Press, 1999.
Pour citer cet article : Anouk Durand-Cavallino, "Lesbianisme", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.