Ferdinand Hodler, La Nuit (Die Nacht) (détail), 1889-1890, huile sur toile, 116 x 299 cm, Berne, Kunstmuseum.
En accord avec la physiologie de l’époque, qui imagine une semence pour la femme, les pollutions nocturnes sont décrites dans des textes de médecine au XVIe siècle comme un phénomène concernant les deux sexes : « Il advient assez souvent que les jeunes hommes & damoiselles tant mariées qu’à marier se corrompent en dormant comme s’ils s’ébattaient ensemble » indique Giovanni Marinelli dans son ouvrage Thresor des remedes secrets pour les maladies des femmes, publié en 1585. Les causes de ces « pertes » sont multiples et hétérogènes : se coucher sur le ventre ou sur le dos, la chaleur, les mets copieux et épicés et enfin le fait d’avoir des songes vénériens.
C’est au cours du XVIIIe siècle que cette interférence de la sexualité dans le sommeil devient de plus en plus un attribut masculin et surtout un enjeu de la masculinité. La maîtrise de soi, même en dormant, est la preuve d’une virilité assumée.
Le célèbre médecin suisse Samuel Auguste Tissot (1728-1797) élève les pollutions au rang de maladies, les traitant ainsi dans son ouvrage sur l’onanisme : « telles sont les lois qui unissent l’âme au corps, que lorsque même les sens sont enchaînés par le sommeil, elle s’occupe des idées qui lui sont transmises pendant le jour ». Ce sont en particulier les songes lascifs qui produiraient un effet d’écoulement sur les organes de la génération.
On comprend que derrière les pollutions nocturnes se cachent plusieurs questions importantes. Non seulement la frontière entre la veille et le sommeil (débattue à cette période), mais aussi la volition et la conscience et surtout le statut des rêves qui restent pour l’instant coincés entre deux mondes épistémiques : médical et religieux. À ce moment-là, la médecine n’a pas un corpus constitué sur l’origine des rêves, dont ceux érotiques sont encore sous l’emprise des démons incubes (et succubes). Même si les médecins n’ont jamais porté de crédits à ces théories démonologiques sur le rêve érotique, celui-ci reste le produit mystérieux d’un effet d’une volonté capricieuse, certes assoupie, mais toujours coupable. Cela transparaît dans de nombreuses lettres adressées au docteur Tissot, comme dans le cas de M. Thomassin, officier en garnison à Besançon, dans sa lettre concernant ses pollutions nocturnes envoyée en 1775 : « Il raconte qu'un jour, à la sortie du collège, alors qu'il souffrait d'une fluxion d'oreille qui le rendit sourd, son père, "plus au fait des malices d'écoliers, soupçonna la masturbation pour cause de cette incommodité". Il "tourmenta cruellement" son fils pour le faire avouer, l'épia, et, continue l'auteur, "ne pouvant me trouver en faute, il imagina de visiter mes draps. Il y trouva effectivement des témoins d'un délit auquel je n'avais part que passivement et à mon insu". Le malade fut "sermonné", et ses parents lui remirent des livres pieux et les écrits de Tissot sur cette matière. "Je me couchai plus qu'avec frayeur, peu rassuré par l'eau bénite et les signes de croix et prières recommandées par le confesseur ; mes soins furent inutiles", les pollutions continuaient ».
Responsables de plusieurs maladies organiques masculines, les pollutions nocturnes sont au XVIIIe siècle aussi la cause des mélancolies. C’est comme si cette évacuation spontanée de sperme était à l’homme ce que les règles sont à la femme dans l’histoire de la médecine. Au XIXe siècle, les pollutions nocturnes intéressent une partie des aliénistes, notamment ceux qui réfléchissent à la sexualité et à ses « dérives ». C’est ainsi que, dans la Psycopathia sexualis de Krafft-Ebing, elles deviennent un signe du développement développement de la puberté « qui se manifeste par la mue de la voix, le développement des poils sur la figure et sur le mont de Vénus, les pollutions périodiques, etc. » Mais c’est aussi un élément pour établir les perversions, Krafft-Ebing indique : « Mon ordonnance médicale consista en préceptes pour combattre la neurasthénie et pour arrêter les pollutions. Je lui défendis la masturbation psychique et manuelle, je l'engageais à se tenir à l'écart de toute excitation sexuelle, et je lui fis prévoir un traitement hypnotique pour le ramener tout doucement à la vita sexualis normale ».
On trouve des traces de l’importance des pollutions encore au XXe siècle dans la toute nouvelle discipline de la sexologie. Alfred Kinsey y consacre un chapitre entier dans Sexual Behavior in the Human Male (1e éd. 1948), intitulé “Nocturnal emissions” et dans lequel il écrit : « Chez l'homme, les émissions nocturnes ou les rêves humides sont généralement considérés comme faisant partie intégrante de la vie sexuelle ».
Faisant désormais partie de la physiologie masculine, les pollutions vont progressivement disparaître des textes de médecine occidentaux, car les enjeux de la virilité vont se déplacer ailleurs que dans le sommeil. Cependant, elles persistent dans d'autres contextes. Ainsi en médecine ayurvédique, dans les traités Sushruta Samhita, la semence est considérée comme l’humeur la plus concentrée et donc comme une substance puissante et raffinée. La préservation de cet « élixir vital » garantit bonne santé et longévité. Actuellement dans le Sud-Est asiatique, dans les régions influencées par des préceptes ayurvédiques, on considère que des symptômes non spécifiques, tant physiques que psychiques, peuvent provenir d’une perte involontaire de semence durant le sommeil. Ce syndrome, appelé Dhat, a une prévalence forte (touchant en très grande majorité des hommes) dans les consultations de santé sexuelles en Inde. Le Dhat syndrome est caractérisé par une préoccupation excessive concernant les pertes séminales. Il est actuellement considéré comme une névrose sexuelle, « liée à la culture », touchant tant le sous-continent indien, que le Népal, le Sri Lanka, le Bangladesh et le Pakistan.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Onanisme - Sexologie - nostalgie
Références :
Guillaume Garnier, "Sommeil et rêve en France : entre médecine et religion (1700-1850)", Chrétiens et sociétés, n°19, 2012, p.65-86.
Bruno Roy, “La théologie morale comme science exacte. Antonin le Florentin et les pollutions nocturnes”, dans Brenda Dunn-Lardeau (dir.), Humanistes italiens et imprimés de l'Italie de la Renaissance dans les Collections de l'UQAM, Montréal, Figura - Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, coll. Figura, vol. 29, 2011, p. 73-83.
Pour citer cet article : Francesca Arena, “Pollutions nocturnes”, dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.