Dans le cadre d’une France en pleine mutation économique induite par la seconde révolution industrielle, la législation initiée avec la loi de 1898 sur les accidents du travail, se renforce durant l’entre-deux-guerres (création du Ministère de la Santé publique en 1920, loi du 25 octobre 1919 et modifiée en 1931 sur les maladies professionnelles). Elle questionne entre autres le lien entre la consommation de vin des ouvriers à l’usine et la sécurité au travail. L’Etat, les employeurs et les ouvriers, sont amenés à (re)penser leur rapport au vin en milieu professionnel durant une période où les nouveaux modes d’organisation industrielle - rationalisation, taylorisation - contraignent la prise des repas sur site et donc la consommation de vin qui l’accompagne.
La notion de prévention et de réparation, désormais inscrite dans la loi, engage la responsabilité des employeurs. Or le vin est alors considéré comme un facteur, parmi d’autres, favorisant le risque d’accident ou de maladie. A partir des années 1920, le patronat intègre donc la prévention dans l’organisation de la production, car les coûts induits peuvent s’avérer importants. Aux usines Schneider du Creusot, on ne compte pas moins de 6726 accidents de travail en 1921 et plus de 55 200 journées perdues en 1928 dont les frais (primes d’assurances, pertes) représentent environ 3% du coût de la masse salariale. A partir de 1926, le règlement de sécurité est refondu, la formation des salariés renforcée, de même que les sanctions. En effet, Schneider fait généralement incomber à ses ouvriers la responsabilité des accidents à tel point qu’à la fin des années 1930, 60% de ceux-ci sont présentés comme résultant d’une faute individuelle (non-observation des règlements, négligence, ébriété…). L’UIMM (Union des Industries et métiers de la Métallurgie) relève que le pourcentage d’accidents de travail est plus élevé les lundis et les lendemains de jours fériés, ce qui ne peut, selon elle, qu’être attribué à une consommation excessive d'alcool durant les jours de repos.
Le patronat tend à minimiser l’impact de l’industrialisation sur la santé des travailleurs et à mettre en cause les mauvaises conduites individuelles voire les facteurs collectifs ou culturels du mode de vie ouvrière. Le tabac, l’alcool et par voie de conséquence le vin, sont fréquemment mis en cause. Pour le saturnisme des peintres par exemple, aux yeux des employeurs, ce n’est pas la céruse qui est tenue pour responsable de la maladie mais l’alcoolisme des ouvriers et leur manque d’hygiène. L’ébriété apparaît comme un argument récurrent du patronat pour renvoyer la faute sur l’ouvrier. A l’inverse, les syndicats opposent à ces accusations le manque de mesures de protection et la faiblesse des services de l’Etat. Mais jusqu’aux années 1930, la protection des travailleurs n’est pas au cœur de la matrice syndicale ni de ses revendications. Quant aux méfaits de l’alcool, ils sont totalement absents des discours. D'ailleurs, si la revendication de la bouteille de vin est moins fréquente qu’au 19ème siècle, elle perdure dans les luttes syndicales de l’entre-deux-guerres. C’est particulièrement vrai lors des grèves des ouvriers agricoles pour lesquels le vin est un véritable complément de salaire, ou chez les cheminots qui adoptent lors de leur congrès fédéral de 1930, un programme de revendications exigeant « 1 litre et demi de vin par homme et par jour ».
Les premières inflexions se produisent avec le gouvernement du Front populaire. La CGT forte de 4 millions d’adhérents, investit dans les domaines juridiques et médicaux afin de répondre aux nombreuses sollicitations législatives, réglementaires et sanitaires. Elle inaugure en 1937 l’Institut confédéral d’études et de prévention des maladies professionnelles dont les enquêtes sont reprises par ses délégués à la Commission d’hygiène industrielle pour exiger la mise en place des mesures de protection qui s'imposent. L’institut initie les premières campagnes d’information et de prévention auprès des travailleurs par le biais de conférences, d’affiches et de brochures. Ces nouveaux outils syndicaux induisent de nouvelles pratiques. Dans le BTP ou chez Renault, la revendication de la bouteille de vin est remplacée par celle de lait, censée prévenir les risques de maladies professionnelles (malgré les doutes quant à ses véritables effets thérapeutiques). Cette détérioration de l’image du vin s’étend à l’ensemble des organisations du mouvement ouvrier. Ainsi entre août et septembre 1936, L’Humanité, publie une série d’articles sur le vin. Alors que le journal vantait dix ans plus tôt ses bienfaits, il déconstruit désormais ses représentations et les pratiques qui lui sont associées : le vin n’est pas un aliment, il doit être bu avec la plus grande modération et être totalement proscrit pour les enfants.
La seconde moitié des années trente marque ainsi le début d’une remise en cause de l’univers culturel du vin ouvrier ainsi que celui de son usage en milieu professionnel.
Prolonger la lecture dans le dico : Antialcoolisme - Saturnisme
Références :
Morgan Poggioli, « Entre santé au travail et culture ouvrière : la question du vin ‘‘prolétaire’’ dans la France de l’entre-deux-guerres. », Territoires du vin [En ligne], 10 | 2019.
URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1720
Anne Sophie Bruno, Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Catherine Omnès (dir.), Santé au travail, entre savoirs et pouvoirs, Rennes, PUR, 2011.
Pour citer cet article : Morgan Poggioli, "Vin ouvrier" dans Hervé Guillemain, DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.